Le psychologue face au psychotraumatisme et à l’expertise psychologique

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La clinique de l’expertise psychologique : une clinique pragmatique pour le psychologue Pour le psychologue psychothérapeute, expertise psychologique ne rime pas immédiatement avec clinique. Quand je dis la « clinique », c’est bien dans son sens étymologique, venant du latin « clinice » : c’est-à-dire […]

La clinique de l’expertise psychologique : une clinique pragmatique pour le psychologue

Pour le psychologue psychothérapeute, expertise psychologique ne rime pas immédiatement avec clinique. Quand je dis la « clinique », c’est bien dans son sens étymologique, venant du latin « clinice » : c’est-à-dire « la médecine exercée près du lit du malade ».  Mais alors, me direz-vous, où est la clinique dans cette histoire d’expertise ? Peut on vraiment utiliser ce terme?  Je dirais, en tant que psychologue psychothérapeute, qu’il y a 2 éléments importants.

Une clinique du réel

Le 1er est que je suis confrontée à une clinique qui a à faire avec le réel, le réel d’un événement transgressif qui vient de se produire. C’est une clinique que j’appelle « pragmatique » en ce sens qu’elle est une clinique de l’évènement. Je ne dis pas une clinique du trauma car tout fait transgressif n’est pas forcément traumatique. L’idée de traumatisme renvoie à une logique temporelle, à la question de l’après coup avec un décalage entre l’évènement produit et ses manifestations psychiques. Ainsi, l’évènement n’est pas l’agent unique du traumatisme. Pour qu’il y ait traumatisme, il faut une implication de la part du sujet. Certains sujets participent à l’évènement touchés dans leur fantasme infantile, réveillés dans quelque chose de caché, renvoyés à une causalité plus ancienne et d’autres considèrent que quelque chose ne les regarde pas. Le traumatisme vient ainsi d’une inscription signifiante qui se fait dans un 2è temps. Il est donc toujours de l’ordre de l’après coup, et il pose la question de la position du sujet face à l’évènement vécu : comment il y participe/ compose avec / s’y implique. S’occuper du traumatisme c’est donc s’occuper de l’après coup, or dans l’expertise sur des mineurs, je suis dans la majorité des cas dans le « coup » et pas dans l’après-coup. C’est pour cela que je dis que ma clinique est une clinique de l’évènement, une clinique « pragmatique » plus qu’une clinique de l’après coup ou du trauma.

Une écoute du sujet

Donc et c’est mon 2è point sur cette clinique, je suis très attentive, au-delà des questions du juge, à prendre en compte dans mon expertise la façon dont le sujet se positionne par rapport à l’évènement, que ce soit dans le cadre d’agressions sexuelles ou de violences familiales. Tout en procédant à l’évaluation demandée, j’ai une écoute active et je me propose d’aller vers le sujet. Au-delà de la surprise, du choc, de la sidération ou de la réaction face au passage à l’acte, je l’aide à créer un espace, qui lui permette de nommer ce qui vient de lui arriver, de se construire une position propre dans sa façon de vivre l’évènement, de le mettre en perspective dans la continuité de son histoire afin que l’évènement n’en soit pas détaché. Dans l’entretien unique de l’aigu des faits, ma clinique pragmatique s’inscrit, si je reprends les 3 temporalités de Lacan, dans le 1er temps qu’il appelle « l’instant de voir ». C’est ce temps-là que je prends le temps de déployer largement mais je tente également d’insuffler quelque chose du 2è temps : « le temps pour comprendre » même s’il est réduit, dans lequel le sujet amène quelque chose de sa propre construction, qui ouvre à la question de la demande et donc de la thérapeutique.

Eléments de clinique pragmatique, le temps de l’expertise

Construire un espace propice à l’élaboration de l’évènement

Il m’arrive fréquemment de recevoir des enfants éprouvant un grand sentiment de culpabilité suite à des agressions sexuelles : « Je me sens mal car je crois que c’est de ma faute mais je sais pas pourquoi » ou « j’étais en colère contre moi car c’est moi qui a fait la bêtise » ou encore « J’ai peur d’aller en prison car le juge il peut dire que je peux mentir ou X (l’agresseur présumé) il peut dire que c’est moi qui l’a fait » ou bien encore :  « Je me sens coupable parce que ce que j’avais fait je savais pas si c’était bien ou pas bien, ce qu’il m’avait fait ».

Nous voyons bien dans ces quelques exemples une culpabilité massive avec retournement de la faute, voire la bascule dans une position fantasmatique active. A ce moment-là, je fais le choix de rassurer : « Tu es un petit garçon/ une petite fille. Le rôle du juge c’est justement de protéger les enfants, parce qu’ils ne sont pas encore des grandes personnes et qu’ils ne sont pas encore assez forts pour se défendre eux-mêmes. Le juge c’est son métier de faire respecter la loi et la loi, elle protège les enfants contre les enfants plus grands ou les adultes qui ne se comportent pas bien avec eux ».  J’insiste aussi sur la fonction du sentiment de culpabilité : se sentir coupable ça permet de penser pourquoi on y serait pour quelque chose et de se rendre compte que du coup, on n’y est pour rien, simplement victime et non partenaire de jouissance de l’agresseur.

Ma fonction consiste à tenter de stopper cette pente où le sentiment de culpabilité envahit le sujet et devient le prisme de lecture de ses évènements de vie, y compris ceux qui n’ont rien à voir avec l’acte. C’est l’exemple de cette petite fille, qui devient agressive avec toute personne à la simple phrase « c’est pas bien ce que tu fais ». Le sujet est prêt à endosser la faute qui revient à l’autre au nom du sentiment de culpabilité, tentative de reprendre une position de sujet, même mortifié, là où il a le sentiment d’avoir cédé. Mon rôle est de préserver ainsi le sujet de la naissance d’un surmoi tyrannique potentiellement mortifiant sa vie durant. Je tente de remettre du temps, de recréer un espace qui permette à l’enfant de se penser autrement que comme soit victime/ soit agresseur.  Autrement dit, je tente d’obliger à un repositionnement du sujet : là où il était déjà dans le temps pour conclure que c’est « de sa faute », je remets un espace temporel, pour que le sujet puisse mettre des mots, trouver une « causalité » et du sens à cette culpabilité qui le taraude. Le psychologue n’a pas à déculpabiliser le sujet, mais à se servir de ce sentiment de culpabilité, esquisse du positionnement subjectif, pour interroger là où le sujet a pris part à la jouissance de l’autre, réelle ou imaginaire.

Réinscrire le sujet de la jouissance dans la chaine signifiante

Il m’arrive également de recevoir des petits sujets qui ne parlent pas, ou plutôt qui ne parlent pas de ce qui leur est arrivé « moi j’ai besoin de rien », mais qui sont dans la répétition de l’expérience de jouissance qu’ils ont vécue, éjectés de la chaine signifiante à laquelle tout sujet est irrémédiablement assujetti. Ce sont des petites filles ou de petits garçons qui arrivent dans une agitation extrême, montent sur les fauteuils, déplacent les objets, me sautent dessus pour me faire des câlins. Au fil du récit, ils montrent leur culotte, refont les gestes transgressifs qu’ils ont subis, triturent le sexe des poupées, y passent les doigts et la langue, tentent d’y introduire des objets. Une petite fille chez qui les faits étaient répétés m’a dit en plus un jour : « Je lui ai demandé de faire l’amour car j’avais envie. Ca arrive d’avoir envie des fois. Lui il a dit non, alors je le fais avec sur des petits doudous quand maman elle me voit pas. Et là je commence à avoir envie » Elle joint alors le geste à la parole et caresse avec sa langue le zizi du poupon, mimant ainsi une fellation devant la psychologue.

Là ou le sujet tente de s’éjecter de la chaine signifiante, mon action consiste alors à réinsérer du signifiant dans la continuité de la chaine, en me servant du cadre de la relation : « Lorsque tu as une envie de plaisir, tu le fais en cachette de ta maman, mais ici tu le fais devant moi alors que je suis une adulte comme ta maman, comment ça se fait ? ». Je nomme ainsi la part de jouissance et je l’invite à préciser sa position afin de mettre le sujet en tension, de mettre l’accent sur sa division pour que quelque chose d’autre que la jouissance puisse surgir. Elle me répond alors : «  Je me suis dit « arrête ! », mais il continuait, je lui ai dit et il continuait et je me laissais faire ».  Ainsi, on a inscrit de la jouissance dans le corps de cette petite fille, alors qu’on voit bien dans son discours que le sujet mentionne quelque chose d’une culpabilité face à sa jouissance : « Je me suis dit arrête », « je le fais en cachette ». En reprenant le fil de son récit, je cherche à insérer du sujet entre arrêter et continuer, entre son envie et le désir de continuer chez l’autre. Je la stoppe, pour que, dans cet amalgame plaisir – culpabilité, puisse surgir une différence qui mette à jour sa culpabilité. L’abuseur est coupable, certes, mais le sujet de par son plaisir, a autorisé la fermeture de la boucle. Mon rôle est d’empêcher la fermeture de cette boucle, pour faire émerger un questionnement sur cette jouissance pour laquelle le sujet ressent de la culpabilité.

Faire émerger un sujet responsable de son propre désir

C’est un jeune homme qui me dit : « Je lui ai dit que j’avais envie de prendre du shit. Je voulais fumer, être stone, je sais pas pourquoi. J’ai honte. Il m’a demandé de le  suivre, dans ma tête je me doutais de ce qui allait se passer mais je m’en fichais. Après, je savais ce qu’il faisait et j’ai cédé. Même si j’ai dit ni oui ni non, mon corps a dit non là, quand je suis rentré chez moi. C’est ma mère qui a porté plainte. Moi j’ai envie de la retirer ma plainte. Je savais pas si avec le shit, j’étais consentant. J’ai honte d’avoir été stone comme ça, et de l’avoir suivi alors que ma mère m’avait dit de pas le faire, elle m’a donné l’exemple : « quand on fume du shit, on peut suivre quelqu’un ».

Cette vignette pose la question de la responsabilité du sujet. Pour Rousseau, il n’y a de victime, que dont le consentement est l’enjeu. La victime ne consent pas à l’évènement. Or ici un affect est présent qui trace le consentement, c’est la honte, qui nomme le sentiment du sujet coupable. Cet affect montre comment le sujet se regarde à travers le regard de l’autre et sert de tamis pour que d’autres signifiants émergent : le fait d’avoir cédé au plaisir de fumer, de l’avoir suivi. Il s’agit pour le clinicien de prendre appui sur cette honte-là, pour aider le sujet à mettre au clair ce à quoi il consent ou non. On voit aussi que dans cette vignette, les faits sont tellement minimisés au nom de cette culpabilité qui taraude le sujet, qu’il ne peut pas assumer sa position de plaignant. Cette clinique pragmatique nous apprend, qu’à la différence de l’accident pur, de la tuche pure, sans détermination (volcan, etc.), lorsque la sphère du lien est concernée, il y a du désir, de la pulsion, de la demande qui se mêlent et qui créent du malentendu. Cette confusion entre la volonté du sujet, sa demande, son désir s’érige en un obstacle qui ne lui permet pas d’avoir un jugement éclairé de la situation. Il se retrouve devant un risque dont il n’a pas mesuré les conséquences. Le sujet dit oui à la jouissance mais pour autant, il se vit comme une victime n’ayant pas donné son consentement au désir. Le rôle du psychologue est alors de l’inviter à démêler cela, à commencer à analyser sa position de sujet, pour se prémunir dans des situations ultérieures.

Conclusion

Ces 3 exemples ont permis d’éclairer un autre élément majeur dans ma posture d’expert, la question du savoir ou de l’ignorance du sujet, dupe ou pas des évènements. Ma position de psychologue l’invite à introduire ce temps logique de l’instant de voir au temps pour comprendre, de l’ignorance au savoir, de l’ignorance à la tentative de mettre des mots.

Ce dispositif permet à l’enfant de rencontrer le psychologue qui tente de transformer sa position de victime de façon positive : la victime n‘est pas uniquement un être qui subit, mais c’est un être doué d’une capacité d’explication et l’expertise lui donne aussi une place dans l’expression de sa souffrance, de sa brisure, de sa division.

L’évènement transgressif fait entrer le sujet du droit dans les sphères médicales où il rencontre un psychiatre et un psychologue. L’expertise a pour charge d’objectiver les faits, mais pour autant, il reste une part d’indicible. Là où l’expert se sert du témoignage au profit d’un compte-rendu objectif, au nom d’une vérité, le psychologue, thérapeute aussi, se charge de donner un espace à ce qui reste d’indicible de l’expérience du sujet, soit pour le restituer, soit pour en soutenir la parole afin qu’il puisse l’intégrer dans le continuum de sa vie. Cette part d’indicible est-elle une vérité pour le sujet (en quoi y suis-je pour quelque chose ?) ou simplement une part de réel (j’y suis pour rien), voilà la question, question d’autant plus cruciale que l’effet d’après coup dépend de la façon dont le sujet compose avec sa participation ou nom à l’évènement…

Anne-Sophie Cheron, Psychologue Versailles, « Victime d’un jour, Sujet toujours », Centre Hospitalier Sainte Anne, Journée APCOF du 20 juin 2015: L’écoute de l’extrême.  Table ronde n°1 : Déjouer le contrat.  

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Le psychologue psychothérapeute pour enfant et le test de QI

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Place du QI pour le psychologue La psychothérapie de l’enfant mais aussi celle du traumatisme nous place, en tant que psychologues, face à la question de la normativité du développement de l’enfant. Si nous prenons l’exemple de la déficience intellectuelle : […]

Place du QI pour le psychologue

La psychothérapie de l’enfant mais aussi celle du traumatisme nous place, en tant que psychologues, face à la question de la normativité du développement de l’enfant. Si nous prenons l’exemple de la déficience intellectuelle : ce sont  les commissions techniques de la MDPH qui des nos jours sont censées évaluer le quotient intellectuel des sujets dits déficients intellectuels. Certains psychologues ou autres cliniciens s’appuient sur les thèses classiques et pratiquent la psychométrie, d’autres poursuivent les dits progrès des théories génétiques, biochimiques et neurophysiologiques et s’appuient sur ces travaux pour proposer d’autres modèles explicatifs à l’arriération mentale. Ou encore, d’autres psychologues ou autres cliniciens semblent tirer parti de la pluralité des tests et des bilans, proposant des compléments d’enquête afin d’affiner les observations par d’autres tests. En définitive qu’il s’agisse des uns et des autres, la place de l’arriéré semble « bouger » en fonction des appréciations des spécialistes ;  les descriptions et donc les résultats semblent avoir évolué au fil du temps ; des mécanismes de plus en plus spécifiques sont mis à jour et leur usage aussi.

Dans cet exposé nous voulons montrer comment la psychologie du développement s’est frayé un chemin, dans la connaissance des déficits, là où la débilité, pourtant définie comme une variation de l’enfant normal, restait enfermée dans le schéma ontologique et définitif de la maladie. Inversement, la clinique, en particulier psychanalytique ouvre d’autres perspectives qui permettent d’éclairer autrement l’étude des déficits. Le fait que Lacan appelle en 72, « débilité mentale, le fait qu’un être parlant ne soit pas solidement installé dans un discours, qu’il flotte entre deux discours », intègre la question du déficit directement dans la structure autour du manque au point que c’est le manque qui vient à manquer parce que l’assentiment à la représentation ne se fait pas aisément, lorsque par exemple on demande à une personne déficiente de répondre, on constate qu’il regarde, alors que normalement pour réfléchir ou pour penser, le sujet a besoin de suspendre son regard. Dario Morales apportera sa contribution autour de ce flottement dans son exposé de cet après-midi, que je résume ainsi, le sujet active son regard comme s’il ne pouvait s’appuyer sur ses perceptions qu’en cherchant une réponse visuelle alors qu’il est invité à y penser. Le sujet n’étant pas solidement installé dans un discours, il est entre-les-deux entre le perçu et le su, et c’est donc la fonction de l’intelligence – et donc du logos qui se trouve fatalement entravée.

Historique du QI

Prenons acte du chemin parcouru depuis un siècle. Je vais rappeler succinctement quelques éléments clés de l’histoire du déficit. Je rappelle que de nos jours ce que l’on appelle le quotient intellectuel ou QI vise essentiellement une évaluation psychométrique pratique de l’intelligence ; l’histoire est jalonnée par les noms d’Esquirol à Binet, et plus récemment de Zazzo, en passant par Piaget. Des cliniciens ont cru disposer des instruments suffisants pour caractériser la débilité mentale par son incapacité à répondre au même âge que l’enfant « ordinaire » à certaines épreuves impliquées globalement dans la notion d’intelligence, tandis que des différences de degré étaient introduites dans les échelles qui réunissent idiots, imbéciles, débiles et sujets intelligents séparés sommairement les uns les autres par leur position dans l’échelle métrique. Contrairement à ce que l’on croit pour Binet son test n’était qu’un instrument de mesure de l’âge mental et donc un outil de classement, une aide au diagnostic. Mais suivant la voie de l’observation clinique, garde-t-on ou escamote-on les questions relatives à la « signification » du déficit ? L’intelligence est-elle alors ramenée à ce que l’on observe dans la passation des tests ? L’étude de sa défaillance revient-elle à situer l’individu dans la courbe de distribution des quotients intellectuels, intelligent, retardés, débiles, imbéciles ? Dans ce cadre, doit-on se contenter d’une intelligence conçue seulement en termes de faculté ou d’aptitude dont les altérations renvoient surtout à des facteurs biologiques ?

Plusieurs voies s’offrent devant nous : celle du QI censée mesurer l’âge de la déficience et donc de l’intelligence, mais à  l’opposée, nous avons la voie de la clinique inspirée par la psychanalyse comme nous l’évoquions précédemment et qui réfère l’insuffisance à la dimension du sujet dans ses rapports avec l’objet perçu, à son appréhension, zone qui touche le rapport du sujet au savoir, ici sous la modalité de la passion de l’ignorance qui vient refouler ou forclore le désir de comprendre. Je vais approfondir la première voie, Dario Morales se chargera de développer la deuxième voie cet après-midi.

Déficience intellectuelle et débilité

La première voie ouvre sur cette considération qui fait que la déficience intellectuelle nommée fut-elle un temps « débilité » est apparue comme une incapacité scolaire. Il faut rappeler qu’historiquement l’obligation scolaire a poussé à la création des classes spécialisées pour les enfants ayant un retard notoire. La scolarité obligatoire dont la fonction a consisté en la formation d’individus pourvus des connaissances nécessaires à une société industrielle, a fait apparaître le problème des enfants incapables d’assimiler ces connaissances et notamment les enfants dits « débiles mentaux ». C’est donc à Esquirol (1838) et ensuite à Seguin (1846) que l’on doit l’isolement de l’idiotie par une description clinique complète. Mais là où ces deux  auteurs établissaient une étroite relation entre l’organisme et le psychisme dans un monisme méthodologique dont la part organique deviendra ensuite prévalente, pour Binet au contraire l’idiotie est un désordre psychologique qui se caractérise par un dualisme méthodologique quant à l’étiologie des atteintes. « Une atteinte anatomique n’entraîne pas toujours une déficience de fonctionnement mental ». Pour obtenir des signes des arriérations, il fallait dans ce cas étudier le degré d’intelligence et si l’auteur s’arrête à cette notion c’est parce que fin 19e, la variabilité de l’intelligence est devenue un critère discriminant lorsqu’il s’agissait de définir les degrés d’in-intelligence, jusqu’alors suivant les critères d’Esquirol.

Esquirol et l’idiotie

En effet, pour Esquirol, la définition de l’idiotie va de pair avec la notion d’in-intelligence. L’idiotie est un état dans lequel les capacités intellectuelles ne se sont jamais manifestées. Sur le plan intellectuel elle est définie par une carence, par le déficit. Or il faut savoir que les observations d’Esquirol sont soutenues par une vision ontologique évolutionniste, ce qui caractérise le genre humain est sa perfection ; or l’idiotie met en évidence son imperfection. « Le plus » et « le moins » sont un début de mesure, vue ici comme un ordre des nuances en dégradation, permettant la classification dégressive des degrés d’in-intelligence. C’est donc par une comparaison négative des idiots, par rapport à l’homme normal, que procède Esquirol. A quoi Binet proposera des années plus tard à la  suite d’Edouard Seguin plutôt une continuité des niveaux d’intelligence. Pour aller vite, Esquirol  définit l’idiotie sous un mode négatif, par l’imperfection d’un principe normatif : les facultés intellectuelles ne se manifestent pas : les imbéciles et les très atteints, les idiots, sont le dernier degré de la dégradation humaine, alors que Seguin établit une liaison entre les « enfants arriérés » et « ordinaires ». Il propose ainsi la notion de retard de développement, qui se caractérise par une différence quantifiable. Ensuite il compare les enfants normaux et arriérés en fonction de l’âge : l’écart croit avec l’âge. A ce stade on peut remarquer que si Esquirol hiérarchisait la classe en « états de dégradation »,  Seguin ordonnait les niveaux en différence de classe : enfants retardés, enfants ordinaires ; les âges sont comparée entre eux et leur différence (le retard) est ordonné (croit avec l’âge). En gros, entre l’enfant ordinaire et l’enfant arriéré il y a une différence mais une différence analysable car elle peut être ordonnée en fonction de l’âge. Son ampleur va tracer une frontière – faute de définition précise que Binet tentera de combler –  frontière qui sépare un retard transitoire et un retard irrécupérable. Pour lui, l’individu déficient était d’abord  normal ou quasiment. Son retard se constitue au cours du développement. Il devient électif lorsque le retard a créé une distance infranchissable entre l’enfant arriéré et ordinaire. En somme, Seguin a esquissé le cadre d’un mode d’approche de la déficience que Binet développera et qui reste le fondement de son diagnostic. Au fond, Seguin applique un modèle biologique au niveau des phénomènes mentaux. L’étalon qui sert de mesure est le développement, l’évolution de l’enfant. Sans aller plus loin, je me contenterais de dire que Seguin ne définit pas le seuil à partir duquel ce retard n’est plus rattrapable. Et comme dira plus tard Canguilhem, que sait-on de la frontière entre normal et pathologique ?

Binet et l’échelle métrique de l’intelligence

En tout cas Binet (vers 1905) reprendra ces travaux et dégagera  une comparaison qu’il situe dans le contexte d’une assimilation entre la déficience et l’état normal, réduisant la différence entre ces états à n’être qu’une variation d’ordre quantitatif qui affecte un mécanisme fonctionnel commun, l’intelligence !

Je ne donnerais pas ici de détails de la construction de l’échelle métrique, je me contenterais de citer la phrase célèbre de Binet : « L’intelligence ? C’est ce que mesurent mes tests ». Or justement cela vaut le coup ici de lever le voile d’un malentendu qui entoure la démarche de Binet. D’abord que mesurent les tests ? Comment reconnaître ceux qui sont suspects d’arriération ? Binet est appelé à faire partie de la Commission spéciale ministérielle de l’éducation nationale (1904)…et s’avise que seule l’observation directe de ce qui se manifeste de l’intelligence était capable de fournir des renseignements sûrs, d’où l’échelle métrique.  L’idée de formaliser cela à l’aide des mathématiques a ouvert un boulevard chez  les chercheurs, les pédagogues et les politiques.  Cela fait  du coup l’écart entre le souhait d’une démarche de la psychologie individuelle, telle que l’imaginait Binet, avec la psychologie de la mesure à dimension épidémiologique. Au fond, on a retenu des recherches de Binet la dimension épidémiologique et on a laissé de côté la dimension psychologique. Pour lui, l’intelligence est une interrogation, car l’intelligence qu’il mesurait répondait plus d’une demande scolaire que d’une nature. Les différences individuelles prévalaient sur l’ordre général. Evaluer répondait ainsi à des critères de soutien et d’accompagnement, davantage qu’à des critères de classement et sa conception de la mesure propose une échelle que chacun peut parcourir selon ses moyens. Autrement les recherches de Binet ont contribué à quantifier une variable dans les apprentissages d’un sujet à un moment T, ouvrant la boîte à toute une série des lectures réductrices,  son échelle métrique va ainsi produire plus qu’elle suppose, transformant le champ social, scolaire et sanitaire de millions d’enfants.

Petit détour épistémologique

Au cours de cette journée il sera beaucoup question de développement, d’arrêt de développement. Ce terme fait penser à l’art de déplier ce qui est enroulé en soi-même. Une lecture absolue fait dire qu’il est ou qu’il n’est pas mais une lecture qui introduit la dimension temporelle laisse supposer le passage d’un stade à l’autre. C’est cette deuxième qui intéresse la psychanalyse. Lacan par exemple s’appuie sur une conception du développement génétique de l’enfant qu’il va mettre en ligne avec la genèse des entités organisatrices qui sont le registre imaginaire, symbolique, le A, l’objet a, etc. Il renouvelle ainsi la théorie des stades freudiens du développement en proposant une nouvelle approche synthétique et dynamique en les réglant sur la primauté du signifiant  et en faisant du réel une limite à la fonction phallique.

Au début pour l’enfant – qui n’est jamais seul –  il y a une indistinction qui s’organise autour d’une dynamique bilatérale du désir et du manque pour laquelle survient la « genèse imaginaire du manque », que Lacan désigne par le symbole « phi », l’aptitude à imaginer et ou de se représenter les choses. Surgit ensuite une signification à l’endroit du père que Lacan dénomme « prescription symbolique ». Cette signification du père à l’aide de phi (objet imaginaire), s’accompagne de l’étape qui consiste à nommer le père et à le symboliser. C’est la naissance du langage. Lacan parle alors de « refoulement originaire » : le signifiant Nom du Père est le nouveau signifiant qui se substitue au signifiant du désir de la mère. Et ainsi de fil en aiguille, les signifiants vont se substituer pour constituer un langage… le désir s’engageant alors dans la voie de la métonymie. C’est à partir de cette vision du développement de l’enfant que Lacan va dégager ses concepts de réel, de l’imaginaire et du symbolique. Le réel c’est la perception toute « crue » de notre environnement ; l’imaginaire, c’est l’aptitude à se faire des représentations. D’abord « phi » mais ensuite c’est le corps, d’où la construction d’une représentation de soi, visuelle, Lacan tire ainsi ses influences de la gestalt  (la théorie de la forme), et de l’œuvre de Henri Wallon. Rappelez-vous de la synthèse du stade du miroir. Enfin, le symbolique, commence par le Nom-du-père qui s’inscrit avant tout dans le champ du langage, langage qui devient « le lieu naturel de l’individu ». Au bout du compte, à force de ce recours aux registres I et S, le réel s’efface et disparaît de notre expérience quotidienne. Ce « développement » génétique, va de pair avec le développement du A et du petit objet a, mais laissons cela de côté.

Tests de QI : lllustrations cliniques

En tant que psychologue, je pratique les tests mais en évaluant autrement. L’exploration des déficits m’a fait rencontrer avant tout ce que je pourrais appeler le déficit déguisé dans la position obtuse du sujet qui nourrit ainsi le « refus de comprendre », véritable passion chez certains sujets, la passion de l’ignorance. Je citerais ici une de mes patientes, Mlle S : « Ma soeur était surdouée et je suis née après un frère mort. J’étais manquée comme garçon, je n’ai jamais trouvé ma place. Ma soeur était le bras droit de ma mère, et mon frère ainé le roi. Moi je n’existais pas, j’étais la remplaçante, ma mère m’ignorait car elle disait : « elle est bête ». Pour ma mère, il y avait 2 classements de gens : intelligents et bêtes. Moi j’étais pour elle la bête, elle ne prenait pas mon opinion en compte. Effectivement, dit-elle, j’ai fait le test de QI et j’ai été diagnostiquée débile légère. Je me rappelle que je répondais ce qui me passait par la tête aux questions : je disais que « la lune était carrée ». Une fois j’ai remplacé ma sœur pour aider ma mère à faire l’inventaire de ses magasins et moi j’ai tout mis en négatif ! Je voulais montrer à ma mère que je pouvais faire comme ma soeur mais ce n’était pas possible ! Ensuite je suis devenue prof et j’avais les enfants les plus bêtes. C’était insupportable pour moi qu’on dise « cet enfant est bête ». Moi, je disais : « tout le monde peut apprendre ».

Ceci dit, Mle S. est plutôt solidement installé dans un discours. Elle n’est pas débile du tout, c’est juste une petite rusée. Mais peut-être qu’à force de crier au loup, elle est devenue vraiment bête aux yeux des autres. Ce qui est pour son cas, moins drôle. Cependant elle nous apprend trois choses, d’abord qu’en répondant n’importe quoi, elle incarne le manque, le manque de rigueur ; d’autre part elle incarne l’incapacité massive à comprendre et à apprendre, face à l’Autre. Enfin, que cette « folle raison » a pour but d’exister, peu importe comment, aux yeux de la mère. La question serait alors ce qui permet à cette enfant de sortir de sa position de « débile » qui fait stagner ses capacités ; son discours initial ne nous le dit pas mais le recours à la fonction paternelle, à un signifiant paternel, lui a permis d’orienter son discours dans le désir de l’Autre ; ici l’éducation  nationale. La difficulté pour elle vient de la jouissance qu’elle éprouve à « flotter » sans fin afin d’obtenir un autre regard maternel ; c’est justement l’introduction d’une différence, d’un élément « consistant » qui vient arrêter le flottement, la gélification dira toute à l’heure Nadine Daquin, qui a rendu possible le changement. Cette différence introduit la marque phallique. En somme, Mle S. n’est nullement une « débile », on assiste plutôt à son dégagement face à une identification qui finit par l’aliéner et va donc trouver graduellement des solutions plus proches d’un conflit « réparateur » ordinaire entre le moi et l’idéal (débile versus enseignante)  par exemple, lui permettant de s’extraire ou de se désaliéner d’un signifiant qui pousse à l’inhibition de l’agir..

Conclusion

Je suis psychologue clinicienne orientée par la psychanalyse, mais parfois j’ai besoin d’avoir un arrêt sur image en regard du développement cognitif. La pratique des tests est une alliée pour mesurer des données qui permettent un meilleur travail thérapeutique. Les tests peuvent aider à se faire une meilleure idée des mécanismes qui entrent en jeu dans les processus d’élaboration cognitive. L’idée c’est de faire un bon usage des tests. On peut s’en passer mais aussi en faire un bon usage en affinant la prise la charge.

Anne-Sophie Cheron, Psychologue Versailles, « QI suis-je ? L’intelligence normale et la déficience  – continuité ou discontinuité ? » Centre Hospitalier Sainte Anne, journée APCOF du 12 décembre 2015 : « L’étiquette de l’insuffisance et de la débilité ».

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